Toujours dans les livres, jolie fleur ? ft. Alma

L'hiver est tombé sur Poudlard et le château a revêtu son plus beau manteau blanc. Bien au chaud à la bibliothèque, Clement balade son doigt le long des diverses reliures. Il parcourt du regard les titres des différents ouvrages à la recherche de celui qui retiendrait toute son attention et qui sauverait son diner de fin d'année - mais il ne parvient qu'à déchiffrer la moitié d'entre eux.

Les lettres n'ont jamais été les amies de Clement Trinder. Quand elles s'alignent pour créer des mots et des phrases, elles changent de place et de forme, elles s'inversent et s'entremêlent. Pas de gentille magie, non, cela ressemble plus à un mauvais sort qu'on lui aurait jeté dans le berceau. Il faut des heures à Clement pour déchiffrer quelques pages et en comprendre le sens, et s'il est assez tenace pour sortir victorieux de la bataille, ce n'est jamais sans un sacré mal de tête.

Pourtant, et Jasmine s'en étonnait toujours, Clement passait des heures dans la bibliothèque de Poudlard. Il s'y cachait, à vrai dire, pour fuir le bruit et l'agitation de leur salle commune. Les Poufsouffle n'étaient pas méchants, ils étaient simplement étouffants. Et une plante à besoin d'air pour vivre et s'épanouir. Clement aimait les livres qui ne parlaient pas pour rien dire et dont chacune des phrases étaient importantes et utiles. Il aimait les livres qui lui donnaient les secrets pour s'occuper des plantes et dont les illustrations égayaient ses journées. Il aimait les livres qui lui offraient des réponses.

Aujourd'hui pourtant, pas de réponses à ses problèmes. Il se pince l'arrête du nez et se maudit intérieurement pour les promesses qu'il a faites et qu'il doit honorer.

Dans un soupir agacé, il repose Festin minute en un coup de baguette à sa place. Il n'arrive à rien et il commence à avoir mal à la tête. Peut-être qu'il devrait demander à ses collègues ? Non, il est trop fier pour ça. En y réfléchissant, ses pensées s'éparpillent et il songe également à inviter Ailionora à diner. Il ne sait pas ce qu'à prévu sa collègue pour les fêtes de fin d'année ; et il ne sait pas si l'inviter est une bonne idée ou non. Il lui doit un ragoût, et puis, peut-être n'est-ce pas si mal s'il s'ouvre aux autres... Oh non, non, non. Sa tante jaserait. N'importe lequel de ses collègues jaserait. Mieux vaut oublier cette stupide idée.

Il tire un énième livre du rayonnage et en inspecte vaguement la quatrième de couverture tout en se questionnant. Peut-être qu'une tartiflette ou une flammekueche comblerait l'appétit de sa tante, qui sait ? A défaut de combler son amour des petits potins...

Et puis, complètement par hasard, Clement jette un regard dans l'espace vide qu'il vient de créer entre les livres. C'est comme si son instinct lui signalait un danger et que son corps avait réagit en fonction. Et là, à cet instant, il reconnait la silhouette féline de la femme qui s'avance dans la bibliothèque.

Alma Delago... Non, Delgado, abrutit. Le nom ne lui a rien dit lorsque Dumbledore les a prévenu qu'une nouvelle professeure de sortilège allait arriver, et son incapacité à aligner trois lettres sans les inverser n'avait fait que l'embrouiller. Pourtant, Alma, il en avait bien connu une. Alma Davis. Insupportable jeune fille qui avait toujours le chic pour l'embarrasser quand ils se croisaient dans les couloirs et, surtout, à la bibliothèque.

Quelle est la probabilité pour que ce soit elle ? Quelles sont les chances qu'elle soit venu ici en même temps que lui ?

Par Merlin, il déteste les coïncidences.

A nouveau gamin, il retrouve les réflexes de sa jeunesse et opte pour l'unique solution qui lui vient à l'esprit : prendre la fuite. Dès qu'il la voit, dès qu'il la reconnait, il range le livre et se glisse subtilement derrière une étagère, puis derrière une autre. Il longe une rangée de livres étranges mais n'y fait pas attention. Il doit rejoindre la sortie, au plus vite, pour lui échapper, en espérant que la tigresse ne l'ait pas vu.

Un regard à droite, un regard à gauche. Rien, personne, si ce n'est quelques Serdaigle trop bucheurs et un Gryffondor qui prépare sûrement un mauvais coup. Saperlipopette, il a perdu la femme des yeux ! Il grimace, sa vue est mauvaise, mais il est pourtant sûr de ne pas avoir rêvé. Ses lunettes glissent sur son nez et il ne prend pas le temps de les remonter. La sortie n'est plus très loin. Une dizaine de pas - onze pour être exact - et il serait libre. Le réveillon pour Auntie Debby va attendre encore un peu, sa survie et sa santé mentale sont plus importants qu'une bûche pâtissière ou des biscuits à la cannelle.

Soudain, un terrible claquement résonne dans son dos. Clement fait volte-face, surpris par le livre magique qui s'agite et qui lui signale la présence de la femme derrière lui. Pris sur le fait comme un enfant ayant fait une bêtise, il la regarde de bas en haut. Il en perd son latin - son anglais, pour le coup - et bafouille un peu. Son accent français ressort quand il est gêné, c'est ridicule, et il le sait.

« Oh... Euh... Alma. Navré, je ne vous avez pas vu. » Le mensonge ne prendrait certainement pas, mais il n'a plus que ça pour se protéger et fuir la réalité de son embarras. Déjà bien conscient d'avoir l'air d'un idiot, il n'allait pas le reconnaitre à voix haute.

Souple et prédatrice, la tigresse se glisse près de lui, dans son espace vital à lui. Les réflexes du professeur d'arithmancie sont mauvais - il n'a jamais été très réactif, sauf pour s'enfuir - et il ne comprend que trop tard les sombres desseins de la femme. Il reste un instant sans voix, sans bouger et cligne des yeux sans réaliser ce qu'elle vient de faire. Ses lunettes remontent sur son nez et sa vision est un peu moins floue. Il peut ainsi détailler le visage trop près de la femme. Ses jolies lèvres rouges, la lueur espiègle dans ses yeux... Il la détaille et il tarde à réaliser. Il en rougirait presque. Mais qu'est-ce que quoi ? Qu'est-ce qu'elle VIENT de FAIRE !? Par la barbe de Merlin, il n'y a pas pire que cette tigresse !

Il recule d'un pas pour creuser la distance et se racle la gorge, mais sans surprise, pas une seule phrase ne lui vient. Que peut-il dire de toutes manières ? L'envoyer chier serait impoli (et ce serait prendre le risque qu'elle contre attaque) et il n'allait pas la remercier pour un geste aussi déplacé !

Alors à défaut de pouvoir répondre quelque chose d'utile et de cohérent, Clement grimace un sourire. Ce rictus forcé est plus crispé qu'autre chose et laisse transparaitre tout son embarras, mais il ne peut pas faire mieux en cet instant. Qui pensait qu'ils seraient collègues et voisins ? Certainement pas lui. Même pas dans ses pires cauchemars. Malgré tout, comme si tout allait bien dans le meilleur des mondes, il acquiesce poliment ce que sa charmante collègue raconte et s'autorise à l'appeler par son prénom pour ne pas écorcher son nom de famille.

« Je suis tout aussi surpris que vous, Alma. Qui aurait cru qu'une femme telle que vous regretterait le vieux Poudlard et y reviendrait seize ans plus tard ? »

On peut dire la même chose de lui et il souhaite aussitôt que la diablesse ne retourne pas sa petite remarque contre lui. Alma ne pourrait pas nier qu'elle est une femme d'action, libre comme le vent et inarrêtable. Moisir entre les vieux murs d'un château ne lui ressemble pas.

Dans son for intérieur, il lutte contre l'envie de croiser les bras. Cette posture renfermée, il le sait, trahirait tout son mal être et son embarras, et il ne veut surtout pas défaillir devant Alma. Il n'est plus le petit Clément tremblotant et timide ; il lui ferait face sans ciller. Il essayerait.

Alors, pour ne pas lui laisser le temps de se moquer ou de lui lancer une énième pique, il ajouta :

« Mais je suis curieux, qu'est-ce qui vous a poussé à revenir ? »

Tant qu'il poserait les questions, il voulait y croire, il serait maître de la discussion.

Un sourire aux lèvres, Alma lui confie que son poste est temporaire et qu'elle ne compte pas s'éterniser ici. Clement hausse un sourcil derrière ses lunettes.

« Oh ? Vraiment ? »

Il n'est pas déçu ni enjoué à cette nouvelle, simplement surpris. Le soulagement viendra un peu plus tard, quand il réalisera qu'il retrouvera sa tranquillité et que les taquineries cesseront de pleuvoir sur sa tête. Et la déception ? Non, pour l'instant, il estime ne pas être assez masochiste pour vouloir que cela continue. Et il se refusera à être déçu de son départ. Comme si ça pouvait lui faire quelque chose ! Il faut qu'il cesse d'être déçu lorsque les femmes - ces viles harpies - s'éloignent de lui.

Sans surprise, Alma Delgado trouve le moyen de pondre une nouvelle taquinerie à une question pourtant bien simple ! Sans surprise, oui, mais elle arrive pourtant à le déstabiliser encore une fois. Est-il flatté ? Ou purement et simplement gêné par ces grossières tentatives de drague ? Un instant, il a presque envie qu'elle soit sincère, mais c'est impossible. Revenir à Poudlard pour lui ? Même pour l'embêter, il ne peut pas croire un aussi gros mensonge. Personne ne ferait ça.

Il glisse ses mains dans ses poches et se contente de rouler des yeux pour seule réponse. Autant ne pas jeter de l'huile sur le feu. Peut-être que s'il ne dit rien, elle finira pas se lasser et trouver une autre proie ? Si seulement...

Elle poursuit tout son blabla et il profite qu'elle soit un instant sérieuse pour détailler cette fillette devenue femme avec les années. Il cherche dans ses traits ceux de la jeune Serdaigle qu'il a connu et qui doit se cacher, quelque part, sous ce maquillage et ces grands airs charmeurs. D'ailleurs, chose assez intrigante pour le noter, elle se met à le tutoyer. Il ne pense pas que ce soit calculé, cela va avec ses gestes, avec ses paroles, quand elle semble sincèrement se confier.

Il acquiesce d'un léger signe de la tête, esquisse même un sourire.

« Il est amusant de constater que personne n'arrive à refuser quoi que ce soit à Dumbledore. »

Amusant, oui. Etrange, surtout. Il ne compte pas aller au fond de sa pensée, il en a déjà trop dit et il sait d'avance que son avis sur leur très cher directeur est rarement partagé par ses collègues. De toutes manières, les propos de la jeune femme tournent encore dans un coin de son esprit et le font réfléchir. Revenir aux sources ? Revenir chez lui ? Quelle connerie. Il ferme les yeux un bref instant et secoue à peine la tête à la négative.

« Poudlard n'est pas mon chez moi. » Il va payer son honnêteté, il le sait, mais il n'a pas jugé intéressant de lui mentir sur ça. Il n'a jamais aimé Poudlard, il estime même que se sont les pires années de sa maigre existence. « Mais je comprends ce que tu veux dire. Nous y avons passé dix ans, c'est une partie de notre vie, qu'on le veuille ou non. »

Ses mains quittent ses poches et il croise les bras. Ses gestes parlent pour lui, et il est clair qu'il n'a pas envie de s'étendre sur le sujet.

Une petite fée scintillante s'échappe du livre que feuillette Alma et vient virevolter autour d'eux. Passablement agacée par la créature magique, et comme il n'a pas une once de patience, Clement la chasse de la main et elle se volatilise, dans tous les sens du terme. Bon débarras ! Même si elle n'est faite que de fumée et d'étoile, une créature magique reste une créature magique. Et Clement ne les aime pas... Il ne comprend pas. Et, si l'on y réfléchit un instant, même les humains sont difficiles à comprendre. Et tout particulièrement Alma Delgado.

Clement avise sa collègue et ancienne camarade du coin de l'oeil quand elle reprend la parole. Elle s'excuse. Ou, du moins, elle évoque la possibilité de s'excuser. Voilà une chose assez surprenant pour s'en intriguer. Il hausse un sourcil et la détaille avec méfiance. Est-elle vraiment sincère ? Il veut y croire. Qu'est-ce que cela y changerait ? Très bonne question.

Il hausse les épaules.

« Le passé est le passé, je serais puéril de t'en vouloir pour ça. » Il l'est, puéril et rancunier, mais il doit reconnaître - au moins intérieurement - qu'il ne la déteste pas vraiment. « Tu n'étais pas la pire. »

Absolument pas.

Un blanc gênant s'installe entre eux alors qu'il sombre dans ses souvenirs d'adolescent. Il n'a pas envie de s'y attarder, et c'est à lui de laisser traîner son regard sur les livres et leurs titres. Il sent le regard de la jeune femme sur lui. Cela n'a rien d'agréable, c'est comme si elle voulait lire ses pensées ou je ne sais quoi. Il tâche de l'ignorer tant bien que mal en songeant à autre chose et quoi de mieux que d'analyser ce qui les entoure ? Ses doigts courent sur le sommet des ouvrages et s'arrêtent sur l'un d'entre eux, au hasard. Il fait basculer le livre pour regarder rapidement la couverture. Il réalise alors que l'embuscade tendue par la langue de plomb l'a conduit dans un rayonnage qu'il déteste, et dont la thématique plairait certainement à leur collègue de Soin aux Créatures Magiques. Clement réprime un soupir. Comme il aimerait partir d'ici ! Comme il aimerait ne plus se prendre la tête pour des broutilles.

Lorsqu'Alma décide de rompre ce silence trop gênant, elle le fait d'une question bien problématique et qui n'arrange en rien son trop plein de réflexions. Clement remet le livre à sa place et jette un regard vers elle. "Accroc à la botanique", dit ainsi, c'est presque dénigrant.

« Je le suis toujours. » Il ponctue sa phrase d'un haussement d'épaules, comme si cela n'était pas vraiment important. « Malheureusement, ils avaient déjà un professeur de botanique à Poudlard quand je suis arrivé. »

Sujet sensible ? Assurément. L'amertume dégouline de la voix de Clement alors qu'il esquive plus ou moins la question sous-jacente. Ce n'est même pas un mensonge, la place était déjà réservée à un autre qui, à ses yeux, ne le méritait pas forcément. Il enfouie ses mains dans ses poches et regarde ailleurs, l'air un peu rêveur, nostalgique... Et plein de regrets. Il soupire.

« J'aurai pu l'être si j'étais resté à Beauxbâtons. » Mais il n'est pas resté à Beauxbâtons. « Je suppose que le destin me prévoit autre chose. »

Le destin ? Une belle connerie, ça aussi.

En réalité, je t'appréciais beaucoup. En voilà des paroles surprenantes. Démêler le vrai du faux, lorsqu'il s'agit des paroles d'Alma Delgado n'est jamais une mince affaire. Véritables sentiments se mêlent aux taquineries et aux flatteries, si bien que Clement se fait toujours avoir. Il se répéte sans cesse qu'il n'est pas naïf et tente de se convaincre qu'il ne doit pas se faire avoir par de telles paroles, mais il faut croire qu'il espère toujours un peu que ce soit vrai.

« Hm. » Il grimace un peu, soulagé d'être derrière elle - ainsi elle ne voit pas ses rougeurs de gamin. « Qui aime bien châtie bien, je suppose ? »

Il la suit pour poursuivre la discussion, mains dans les poches, mais reste sur ses gardes pour parer à une éventuelle agression de son espace vital. On est jamais trop prudent...

Quand il mentionne l'être infâme qui leur sert de collègue et qui enseigne sa matière de prédilection, voilà qu'Alma fait une proposition aussi imprévue que surprenante. Clement se stoppe aussitôt et relève les yeux vers elle. Son cœur a loupé un battement, et, qu'on lui pardonne !, il songe un instant à accepter. Ce n'est pas la première fois qu'il s'imagine professeur de botanique à la place du professeur de botanique, mais les moyens pour y parvenir ne sont jamais très légaux. Qu'Alma puisse partager l'un de ses plans sordides ou qu'elle puisse être l'instrument de ses crimes le laisse sans voix. Mais, encore une fois, impossible de savoir si elle le pense vraiment ou non.

Optant pour la seconde option, il étouffe un rire.

« Allons, allons, c'est bien aimable à toi, mais je devrais être assez grand pour éliminer tout seul quelques mauvaises herbes. »

La plaisanterie de botaniste lui arrache un léger sourire, mais il ne peut duper personne : il ne fera rien. Il n’a rien fait en six ans, alors qu’il y a songé des dizaines et des dizaines de fois… Il ne fera rien maintenant. Il est trop lâche pour cela. Et trop orgueilleux pour confier son fardeau à quelqu'un d'autre.

Il la suit un instant du regard, curieux, tandis qu'elle le contourne et se glisse dans son dos. C'est plus fort que lui : il faut qu'il la surveille et qu'il la garde dans son champ de vision ! On ne sait jamais de quoi elle est capable ! Malgré tout, il grimace et préfère se détourner d'Alma quand elle formule cette question trop personnelle, jugeant que c’est moins gênant s’il n’a pas à lui faire face pour lui répondre. Il se doutait bien qu’elle voudrait en savoir plus, il aurait pu s'en prévenir en ne disant rien, mais il ne l'avait pas fait. Le professeur d'arithmancie inspecte les tranches des livres sans vraiment lire leurs titres, il mordille sa lèvre inférieure tel le gosse nerveux qu’il est toujours un peu et opte finalement pour une réponse aussi claire que concise.

« Raisons familiales. » Il déglutit. « Je me devais d’être auprès de ma mère. »

Il laisse couler un nouveau blanc et retire finalement ses lunettes pour les nettoyer avec le bas de sa chemise. Ce geste inconscient l'apaise, quoi qu'il en dise. Cependant, il s’arrête en entendant la dernière question de sa collègue. C'est en haussant un sourcil qu'il détaille la tâche floue adossée à l'une des étagères. Elle est bien trop loin pour qu'il ne puisse y voir quelque chose et analyser les expressions sur son joli minois.

« Au destin ? Non. Je suis trop rationnel, ou pas assez fataliste, pour y croire. » Il secoue la tête à la négative. « Et toi ? »

Alma a la décence de ne pas le questionner davantage, il aurait râler si elle l'avait fait, mais il est presque déçu qu'elle ne le fasse pas. Il n'en parle jamais à personne, de tout ça, peut-être qu'il aurait voulu se confier à elle ? Ou peut-être pas. C'est juste Alma, ils ne sont pas si amis que ça... Même si elle l'appréciait. Et qu'il l'appréciait en retour.

Clement se mure dans un silence pudique, laissant tout le loisir à sa collègue de relancer la discussion. Elle le fera, il le sait. Elle est bavarde, et il lui a posé une question dont il est curieux de connaître la réponse. Ses lunettes sont bien propres - Monsieur est maniaque - mais il continue de faire des petits ronds sur les verres avec le tissu de sa chemise. Et puis, il n'y voit pas assez pour juger de leur propreté. Un instant, il baisse sa garde, et il oublie la tigresse trop silencieuse. Pourtant, c'est comme un enfant. Il faut véritablement s'inquiéter quand elle ne fait plus de bruit.

Il la voit approcher, mais c'est trop tard. La forme floue se rapproche de lui et il est soudain bien trop facile de la détailler quand elle est trop près. Elle récupère ses lunettes sans lui demander son avis et les lui remet sur le nez, brisant une fois de plus le mur invisible et protecteur de son espace vital. Il relève les yeux vers son joli minois et veut se reculer d'un pas pour rétablir une distance correcte entre eux, mais l'étagère derrière lui le coupe dans son élan. Et tout ça pour répondre à une question pourtant simple ?

La vision d'Alma sur le destin le laisse quelque peu perplexe. Tiens donc, il aurait cru qu'une femme comme elle ne pouvait pas croire à ce genre d'inepties. Une femme libre comme elle, prisonnière du destin et des obstacles de l'univers ? Il refuse d'y croire. Cela ne colle pas avec l'image qu'il se fait de la tigresse, cette image sans doute clichée de fauve indomptable, éprise de liberté. Ceci dit, il n'a pas le temps d'exposer son point de vue sur la question. La suite de sa phrase, ce murmure soufflé tout bas, le fait frissonner. A moins que ça ne soit ce baiser sur sa joue. Oh, cela n'a rien avoir avec un bisou d'adolescent, il le sait ! Alma Delgado ne semble guère être devenue la plus chaste des femmes. Et rien que d'y penser... Oh ! Pourquoi joue-t-elle ainsi avec lui !? La manque de confiance en lui est une tare qu'il n'a jamais corrigé, il est si facile de le faire douter.

Il tâche de rester de marbre, de ne pas montrer que cela le trouble, mais il sent le rouge lui monter aux joues. Oh ! Il ne veut pas y penser, il doit être ridicule ! Si Alma a bien grandit et est devenue une femme sensuelle et séductrice, il est resté le pauvre garçon empoté qu'il était. Bon sang, il se désespère lui-même.

Alors qu'elle s'éloigne et qu'il essaye intérieurement de retrouver un semblant de calme, Alma se tourne à nouveau vers lui. Elle passe l'éponge sur ce qu'elle vient de dire - et de faire - comme si ce n'était qu'un pauvre geste anodin, et c'est peut-être ça qui agace le plus Clement dans le caractère de sa collègue. Son inconstance, sa frivolité. Sa sale manie de toujours prendre tout à la légère. Pourtant, elle semble bien sérieuse quand elle parle de meurtre.

Il déglutit et hoche la tête à l'affirmative. Il faut qu'il réponde quelque chose, n'importe quoi.

« Je... Je tâcherais de m'en souvenir. »

C'est moins convaincant qu'il ne le voulait. Mais est-ce sa faute ? Elle le trouble, puis l'invite à être son partenaire dans le crime ! Il songe souvent à tuer leur collègue de botanique, certes, mais ce n'est pas pour autant qu'il le ferait vraiment. C'est terrifiant, si l'on y songe un instant. Il en a les capacités, les moyens, mais non. Il est trop lâche pour assumer et supporter les conséquences. Il n'a jamais tué personne, lui.

Et le temps de ses réflexions morales, elle l'abandonne entre les livres. Il grimace un sourire en retour et lui adresse un signe timide de la main qu'elle ne verra sans doute pas. Elle lui tourne déjà le dos et s'en va comme si de rien n'était, ne laissant sur son passage que le doux et enivrant parfum du jasmin.